L’impact des bulles spéculatives sur les salaires relatifs

Of Bubbles and Bankers :
The Impact of Financial Booms on Labor Markets

Tobias Wuergler a mené une étude qui tend à démontrer que la déréglementation et l’émergence de bulles d’actifs renforce la croissance du secteur financier ainsi que l’écart de rémunération entre les plus qualifiés et les moins qualifiés. La déréglementation aurait été amorcée dans les années 70 avec la fin de Bretton Woods puis accélérée à partir des années 80, et ce, particulièrement aux États-Unis et au Royaume-Uni alors que pendant ce temps la France et l’Allemagne ont renforcé la réglementation bancaire (voir figure 3, page 23).
Et d’après Philippon (2008), la part du secteur financier dans le PIB aux USA a fortement augmenté au cours du boom boursier des années 20 et depuis les années 80, alors que cette part s’est effondrée pendant la Grande Dépression et la Seconde Guerre mondiale.

Les bulles augmenteraient donc les opportunités de profits pour la main d’œuvre qualifiée employée dans l’industrie financière, et celle-ci augmente les salaires pour attirer de la main d’œuvre qualifiée nécessaire à la croissance de son activité.

The complex and novel nature of economic fundamentals surrounding bubbles in combination with the new structures to exploit them favors the supremacy of analytical skills in the financial sector. To profit from these opportunities, financial institutions need to hire highly educated and skilled bankers and traders, capable of creating new models and systems, structuring bespoke vehicles and securities, and marketing them to clients.

Ces opportunités de profits suite au “financial boom” engendrent un effet de crowding out qui pousse les chercheurs, les ingénieurs, informaticiens et autres mathématiciens à quitter leur emploi actuel pour s’engager dans la finance, ce qui réduirait à terme la production dans l’économie réelle. Bien évidemment, ce processus n’est pas sans fin, car la pénurie de professionnels dans l’économie réelle conduit finalement à augmenter leur salaire et donc le coût d’opportunité. De toute façon, effet crowding out ou pas, ça prend des années pour former de la main d’œuvre qualifiée. Il y a toutes les chances, donc, pour que cette pénurie augmente les salaires de l’industrie financière plus vite que dans le reste de l’économie.

Consider the recent housing and securitization boom. A myriad of structures has been created to invest in credit and mortgages, such as collateralized debt obligations (CDOs), asset-backed commercial paper conduits (ABCPs), and structured investment vehicles (SIVs). The underlying credits were pooled and structured, and the tranches of these pools recycled in yet further structures. Revenues of financial institutions soared, but they had to employ hoards of mathematicians, IT engineers and quantitative finance specialists to handle these highly complex transactions.

À titre de comparaison, les activités traditionnelles de prêts et de courtage nécessitent moins de compétence.
Quand bien même, l’auteur suggère que l’État pourrait renforcer la réglementation en accroissant les exigences en termes de gestion et d’information ainsi que les restrictions sur l’effet de levier. Tout ceci aurait pour effet de diminuer la productivité de l’économie réelle tout en limitant le gonflement des bulles. Il estime que les avantages l’emporteraient sur les inconvénients.
La hausse des inégalités salariales due aux bulles spéculatives dépend du montant des rentes (autrement dit, la taille des bulles) qui peuvent être anticipées grâce à la formation de bulles. Une faible réglementation financière renforce l’avantage comparatif d’un pays en matière d’intermédiation en permettant des rendements croissants en raison des retombées locales en matière d’intermédiation.

D’après Philippon et Reshef :

“…financial jobs were relatively skill intensive, complex, and highly paid until the 1930s and after the 1980s, but not in the interim period.”

Une intéressante coïncidence est le fait que la période entre 1930 et 1980 correspondait (plus ou moins) aux Trentes Glorieuses. L’offre de monnaie augmentait à grande vitesse mais la croissance était très forte, aidée en grande partie par le contexte de reconstruction. Une fois que cette croissance finit par s’essouffler vers la fin des années 60, il n’est pas étonnant que l’offre excédentaire de monnaie ait conduit à des formations de bulles à partir des années 70.
Bref. Les premiers calculs des auteurs ont révélé que le secteur financier aurait contribué à environ 15-20% de la hausse de l’inégalité globale des salaires aux États-Unis.

Les États-Unis et le Royaume-Uni sont les fers de lance de la déréglementation mondiale des marchés financiers depuis les années 70 avant d’accélérer sensiblement à partir des années 80. L’Allemagne et la France ont fini par emboîter le pas, mais à un rythme bien lent.
La déréglementation n’est peut-être pas étranger au fait que Londres et New York sont les deux plus grands centres financiers au monde. Cela et bien d’autres avantages contribuent à expliquer la persistance de leur dominance dans l’intermédiation financière :

Futhermore, the two cities offer other advantages to financial firms such as a multitude of international air links, telecommunications networks, English as official language, robust financial exchanges, and deep and multinational talent pools.

Enfin, Wuergler fournit des graphiques qui semblent confirmer sa théorie.

Ainsi on peut voir dans la figure 4 (page 24) que l’industrie financière a pris de plus en plus de poids dans le PIB, à la fois aux USA et au Royaume-Uni, depuis les années 70 jusqu’à aujourd’hui. Cette croissance est molle pour la France et l’Allemagne.

La figure 5 (page 25) montre que les exportations nettes de services financiers au Royaume-Uni sont croissantes au fil du temps. Si les États-Unis enregistrent des exportations nettes se situant autour de zéro, c’est parce que les exportations de services financiers se sont effectuées principalement entre États américains.

La figure 6 (page 26) montre que le gap entre les salaires de l’industrie financière et non-financière s’est accéléré à partir des années 80 pour les États-Unis et le Royaume-Uni, et bien que l’on puisse noter un léger choc pour les États-Unis à la fin des années 80 dû probablement à la crise des Saving and loans le gap a atteint son pic en 2000, en plein dot-com. A contrario, cet écart est resté constant en France et en Allemagne.

Dans la figure 8 (page 27) on voit que le gap entre les salaires du college et du high school aux USA s’est fortement accru dès le début des années 80. Le Royaume-Uni a connu une hausse plus modérée. En Allemagne, l’écart est resté stable. En France par contre, l’écart s’est réduit.

Comment empêcher ces distorsions de salaires ? Wuergler propose de réglementer l’industrie financière. Il existe pourtant une autre façon de s’y prendre : attaquer le problème à sa source.
La Banque Centrale, ou le fabricant de bulles.

Sur le même sujet : Are Bankers Over-Paid?

4 comments on “L’impact des bulles spéculatives sur les salaires relatifs

  1. Bonjour,

    Quand vous dites “s’attaquer à la banque centrale”, qu’entendez vous par là ?

  2. Disons que c’est la Banque Centrale qui crée des bulles, en maintenant des taux d’intérêts artificiellement bas. Les banques disposent de fait des fonds propres quasi illimités. Et dans ce cas, il n’y a pas de raison de réglementer les marchés financiers. Ils ne font qu’utiliser l’effet de levier offert par les banquiers centraux.
    Donc, l’idée, c’est de supprimer la banque centrale.

  3. Hmmm mais alors sans banque centrale comment peuvent se refinancer les banques secondaires ?

    D’autre part les taux d’intéret ne peuvent être bas que si l’inflation est maîtrisée, donc ça ne peut être totalement artificiel.

    D’autre part à mon avis supprimer la BC amènerait un risque systémique important avec des “chocs de taux d’intérêt”, puisque rien ne pourrait venir reguler l’irrationnalité du marché, non ?

  4. C’est justement parce que les banques se refinancent que les chambres de compensation ne peuvent pas jouer leur rôle auto-régulateur.
    C’est compliqué, mais Selgin en parle dans les chapitres 7 et 8 de son livre, dont j’ai résumé les 11 chapitres (cliquez sur le mot-clef Free Banking).

    Pour jouer leur rôle d’intermédiaire, les banques n’ont besoin que de fonds propres, qui déterminent les taux d’intérêts. Si la Banque centrale injecte des liquidités, fait baisser artificiellement le taux d’intérêt, il n’y a plus d’épargne correspondant. Donc à long terme, ce mode de croissance doit s’écrouler.
    D’autre part, il n’y a nul besoin d’inflation pour que la bulle gonfle puisqu’elle est le reflet d’une distorsion des prix relatifs. L’inflation n’est jamais répartie de façon homogène : des prix augmentent plus vite que d’autres, ces prix, ce sont les biens durables.
    Concernant le risque systémique, le chapitre 8 et 9 de Selgin (voire mots-clefs “Free Banking”) expliquent que c’est la banque centrale qui est derrière tout ça, parce qu’elle a le monopole d’émission de monnaie. Et dans ce cas, le “note brokerage” (chap. 9) ne peut plus renseigner les gens sur la solvabilité de chaque banque, comme on pouvait le faire autrefois, lorsqu’il existait des régimes de banque libre.

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